Jean-Daniel Brèque sur "The Terror", sa traduction et Dan Simmons

Après avoir lu le roman de The Terror, de Dan Simmons, je suis ravi de présenter sur ce blog un "entretien" avec Jean-Daniel Brèque, traducteur de ce roman en français. L'ouvrage devrait sortir en octobre 2008 chez Robert Laffont. Je remercie chaleureusement ce spécialiste de la science-fiction, et traducteur de nombreux ouvrages dans le domaine, d'avoir pris le temps de répondre à mes questions, d'autant plus qu'il apporte sur The Terror et Dan Simmons un éclairage très intéressant.

Quelles ont été tes premières impressions à la lecture de The Terror ?

J’ai lu le livre sur épreuves dès septembre 2006, et j’ai été sacrément impressionné. D’abord par les événements décrits, qui étaient souvent très éprouvants, ensuite par le travail accompli par Simmons, et ce au moins à deux niveaux : d’abord, une narration pleine de suspense et de tension, avec des morceaux de bravoure extraordinaires, et ensuite toute une dimension métaphorique, voire allégorique, qui enrichit son propos et le rend très actuel.
A ce moment-là, je savais déjà que je traduirais ce livre, et j’ai pris quantité de notes sur des post-it, que je collais sur les pages concernées — ça allait du vocabulaire spécialisé (termes de marine, de glaciologie, etc.) aux citations à identifier (moins nombreuses et mieux balisées que dans le diptyque Ilium/Olympos), en passant par les détails de cohérence à vérifier.
J’avais profité d’une petite semaine de vacances pour emporter ce livre, et il n’a pas tenu six jours — je l’ai littéralement dévoré… et j’ai épuisé un bloc de post-it.

 

Qu’est-ce qui t’a le plus plu dans ce roman ? Y a-t-il un passage qui t’a particulièrement impressionné ?


Là où Simmons a fait très fort, à mon avis, c’est dans l’utilisation du point de vue multifocal, comme on dirait aujourd’hui. Je m’explique. Comme bien souvent dans les romans contemporains, chaque chapitre nous décrit des événements à partir du point de vue d’un personnage et de lui seul ; Francis Crozier, le second de l’expédition, est certes le personnages principal, mais d’autres ont leur importance, notamment le Dr Goodsir, dont nous pouvons lire des extraits du journal intime. Dans un roman ordinaire, le lecteur se forge une idée de l’action en confrontant les points de vue et en en faisant la synthèse ; mais ici, chacun des personnages à une vision qui lui est propre, et qui n’est pas tout à fait la même que celle de son voisin. De sorte que la nature précise de « la Terreur » n’est jamais complètement explicitée — c’est la célèbre parabole des aveugles et de l’éléphant.

Par ailleurs, Simmons glisse à plusieurs endroits des allusions, des images, qui n’évoquent rien à ses personnages mais qui peuvent résonner dans l’esprit du lecteur. Ainsi, à un moment donné, une demi-douzaine d’explorateurs cherchant les traces de la créature se figent sur la glace, décrivant un cercle à l’intérieur duquel lesdites traces ont disparu — on pense à la scène du film La Chose d’un autre monde, où les explorateurs délimitent ainsi les contours du vaisseau spatial du monstre. Attention ! cela ne signifie pas que la chose imaginée par Simmons soit un extraterrestre…

Ce passage compte parmi ceux qui m’ont particulièrement impressionné. J’y ajouterais la scène du Bal masqué, qui cite nommément « Le Masque de la Mort rouge » d’Edgar Poe et finit en massacre, la leçon de dépeçage anthropophage du Dr Goodsir, qui m’a pas mal remué les tripes, et puis, bien entendu, le voyage initiatique de Crozier par lequel se clôt (ou presque) le roman.

 

As-tu été régulièrement été contact avec Dan Simmons lors de la traduction ? Avait-il des indications spécifiques ?


Pas cette fois-ci. Je me suis rendu compte, lors des traductions précédentes, que j’avais un peu trop tendance à me tourner vers lui lorsque je rencontrais des difficultés. Pour The Terror, j’ai décidé que je ne le ferais qu’en dernier recours, et… je n’en ai pas eu besoin. Mais je sais que, si nécessaire, il aurait été disponible, comme à son habitude. Il m’avait pas mal aidé sur Ilium/Olympos, notamment pour identifier certaines citations.

 

A quelles principales difficultés as-tu été confronté lors de la traduction ? As-tu été amené à faire des recherches documentaires ?


Comme d’habitude, le fond et la forme !

L’action de The Terror se déroule au milieu du xixe siècle, et fait intervenir des personnages bien définis par leur nationalité (anglaise), leur classe sociale (Franklin est un noble, Crozier un roturier, irlandais de surcroît, etc.) et parfois leur culture (je pense à Bridgens, un simple valet mais un érudit de première force). Chacun d’eux avait une voix bien particulière, qu’il convenait d’abord de restituer en français, puis ensuite de respecter en évitant les fausses notes. Par ailleurs, Simmons ne s’est pas astreint à adopter le style parfois fleuri des romanciers de l’époque — son écriture, du moins dans la narration, reste contemporaine, même si les dialogues sont cohérents vis-à-vis des personnages et de leur temps. Donc, il fallait que je veille à bien rendre tout cela. Pour insister un peu sur cette dichotomie entre narration et dialogues, d’ailleurs, j’ai décidé de conserver dans les dialogues les unités de mesure anglaises (pied, yard, mile, etc.), alors que j’utilisais le système métrique (plus les milles nautiques) dans la narration. Je n’ai fait que suivre l’exemple de Jules Verne, qui procédait ainsi lorsque ses personnages étaient anglais.

Pour ce qui est des recherches documentaires, c’est sans doute là que le livre m’a demandé le plus de travail. D’abord, il y a les termes de marine — un langage à part. J’ai réussi à trouver quelques sites internet en français dévolus à la chose, dont celui de Christophe Borzeix m’a été le plus utile ; j’aurais aimé pouvoir me servir du célèbre Glossaire nautique de A. Jal, paru en 1848 (et donc contemporain de l’action du roman), mais, si cet ouvrage de 1 600 pages (!) est bien disponible sur le site de la Bibliothèque nationale, c’est uniquement sous forme d’images PDF, donc sans possibilité de faire des recherches dedans autrement qu’en « tournant les pages » — les spécialistes apprécieront…

Pour ce qui est des recherches historiques proprement dites, si l’expédition Franklin est relativement connue dans le monde anglo-saxon, avec quantité d’ouvrages et de sites internet sur la question, en langue française, c’est plus difficile. J’ai quand même réussi à trouver quelques ouvrages, dont Tragédies polaires, de Pierre Vernay (Arthaud, 2007) et À la recherche de l’expédition Franklin, d’Alain Fillion (Éditions du Félin, 2007) ; ce dernier contient les traductions des rapports des différentes expéditions envoyées à la recherche du Terror et de l’Erebus… mais j’y ai déniché, hélas, de nombreuses erreurs.

Pour finir, j’ai dû approfondir mes connaissances en météorologie et en glaciologie. Quantité de sites canadiens (donc bilingues !) m’ont facilité la tâche.

Plus tous les à-côtés, glanés notamment grâce au forum du site de Dan Simmons, dont les contributeurs se font une joie de signaler leurs découvertes — je pense en particulier au diagramme détaillé du premier pont du Terror, réalisé par un graphiste canadien pour une exposition, et signalé sur le forum. Rien de tel pour visualiser l’action. (voir ici)

 

 

Quelle est la cohérence de The Terror parmi l’œuvre protéiforme de Dan Simmons ?


Ça, c’est une question délicate.

On pourrait dire de prime abord qu’il n’y a rien de commun entre une épopée SF faisant référence à la guerre de Troie, à Proust et à la théorie des quanta, un roman d’espionnage sur les activités d’Hemingway à Cuba en 1942, un thriller contemporain inspiré par les accidents les plus grotesques jamais répertoriés, un roman d’épouvante replaçant Dracula dans le contexte de la Roumanie ravagée par le sida… Mais, dans tous ces livres, on retrouve les principales préoccupations de Simmons, parmi lesquelles je citerais la survie, l’intégrité et la transmission des valeurs. Il revient à ces thèmes dans tous ses ouvrages ou presque, et The Terror en est une expression saisissante.

Au fait, son prochain livre raconte une étrange hantise que subit Charles Dickens, et le narrateur n’est autre que Wilkie Collins, dont l’esprit est ravagé par le laudanum. Je ne l’ai pas encore lu, mais je suis impatient de le faire. Quant à sa cohérence parmi l’œuvre protéiforme de Simmons, eh bien, on en reparlera, d’accord ?

 

Dan Simmons a abordé presque tous les genres. Mais y a-t-il un style propre à cet auteur ? Comment le définirais-tu ?


Question écriture, oui, il a un style bien identifiable, avant tout fonctionnel mais non dénué de force et de lyrisme. Ça a l’air tout simple, en surface, mais une lecture attentive permet de déceler un rythme, une cadence, extrêmement rigoureux, et des images récurrentes, des rimes internes, que le traducteur doit s’efforcer de respecter.

C’est un style de romancier plutôt que de nouvelliste, et je ne suis pas étonné de voir Simmons renoncer progressivement à la forme courte, ce que l’on peut regretter. Si je devais me hasarder à lui trouver des influences, celles-ci seraient multiples : Joseph Conrad, très certainement, et, de façon plus générale, tous les grands romanciers classiques de langue anglaise (Dickens, James, Stevenson…) ; en SF, il ne fait pas mystère de son admiration pour Vance, Anderson, Silverberg, etc.

 



•  A l'occasion de la sortie de Ilium de Dan Simmons, Jean-Daniel Brèque avait accordé un long entretien au site artelio.org. C'était le 20 mai 2004. La page (en cache) se trouve
ici.
• Le site officiel de Dan Simmons se trouve
par là.
• Et l'un de mes sites préféres en matière de SF (complet, des mises à jour régulières, critiques, plein d'actu, avec un forum où l'on cause même de jeux vidéo), c'est le
Cafard cosmique.
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :